Juin 1998.
Il m’a fallu passer par le Brésil pour me détacher de mon enfance, de mon adolescence, de celles de mon père et de ma mère, et de mon passé proche avec ces deuils, ces échecs.
Envie de repartir à zéro. Le Martinet Migrateur qui dort en moi s'est alors réveillé, appelé par les voix, les trois voix : Chico Buarque, Caetano Veloso, Gilberto Gil. Ce sont les premiers qui ont réussi à me sortir du Jazz… Ceux qui m’ont ouvert une nouvelle porte, dégagé l’horizon pourtant déjà bien ouvert ! J'avais hésité entre le Québec et le Brésil, mais ce dernier fut le plus fort, je voulais voir et toucher cette si belle énergie que j'entendais dans leur musique, mélange nonchalant et savant d'espoir et de nostalgie.
Je dépose le bilan de ma société de production le 6 mai 1998 au tribunal de commerce de Nevers, je fête mes 26 ans le 4 juin sur une plage perdue en Loire (Claude Gars et Annick Bouvattier ne la trouvèrent jamais, deux femmes ont failli se battre pour moi cette nuit-là, première et unique fois de ma vie), et le 9 je monte dans l’avion, pour mon premier transatlantique. Paris-New York 8 heures, New-York-Sao Paolo 12 heures. Plus de dix heures au-dessus de la forêt amazonienne, le Martinet migrateur qui dormait en moi s'est réveillé.
Depuis quatre ans je me promettais de m’échapper loin à la première occasion, c’est à dire à mes premières vacances de petite boîte, c’était à dire à sa liquidation, "et les vacances, abstinence", Bashung, sa petite entreprise est la chanson de ces années. Je le savais. Et même si je ne l’avais pas su, de nombreux signes avant-coureurs vinrent m’en informer, toutes antennes déployées que j’étais.
Envie de repartir à zéro. Le Martinet Migrateur qui dort en moi s'est alors réveillé, appelé par les voix, les trois voix : Chico Buarque, Caetano Veloso, Gilberto Gil. Ce sont les premiers qui ont réussi à me sortir du Jazz… Ceux qui m’ont ouvert une nouvelle porte, dégagé l’horizon pourtant déjà bien ouvert ! J'avais hésité entre le Québec et le Brésil, mais ce dernier fut le plus fort, je voulais voir et toucher cette si belle énergie que j'entendais dans leur musique, mélange nonchalant et savant d'espoir et de nostalgie.
Je dépose le bilan de ma société de production le 6 mai 1998 au tribunal de commerce de Nevers, je fête mes 26 ans le 4 juin sur une plage perdue en Loire (Claude Gars et Annick Bouvattier ne la trouvèrent jamais, deux femmes ont failli se battre pour moi cette nuit-là, première et unique fois de ma vie), et le 9 je monte dans l’avion, pour mon premier transatlantique. Paris-New York 8 heures, New-York-Sao Paolo 12 heures. Plus de dix heures au-dessus de la forêt amazonienne, le Martinet migrateur qui dormait en moi s'est réveillé.
Depuis quatre ans je me promettais de m’échapper loin à la première occasion, c’est à dire à mes premières vacances de petite boîte, c’était à dire à sa liquidation, "et les vacances, abstinence", Bashung, sa petite entreprise est la chanson de ces années. Je le savais. Et même si je ne l’avais pas su, de nombreux signes avant-coureurs vinrent m’en informer, toutes antennes déployées que j’étais.
Nidjo me sort de Nevers en pleurs, je laissai une jolie fiancée nouvelle, l'une des deux à se battre, Fabrice m’amène décoller à Roissy le premier jour de la Copa do Mundo 1998. Je ne m’en rends même pas compte, longeant le nouveau Stade de France. 18 heures plus tard j'atterris à Sao Paolo. Le chauffeur de taxi, pour seulement 50 $ m’amène au centre ville, mais surtout il veut savoir si je crois que l’équipe de France est en forme, et si le Brésil peut la battre.
Le Martinet Noir est le seul oiseau qui peut voler 10 mois sans se poser. Mais quand il atterrit...
Sao Paolo, c’est une ville. Que Paris est petit ! C’est La Ville. Et c’est un état, aussi. La ville : 20 millions, l’Etat 150 millions d’habitants. Un quart de la population du Brésil, 80 % de son activité. Claquement des palles, sous la fumée de la ville les hélicos décollent. En bas, sur les collines, la ville galope, rythme tropical.
Brésil. C’est l’Amérique, mais la Latine ! hémisphère Sud, hémisphère droit, la tête à l’envers, j’observe. La lune est couchée dans son hamac.
Je suis venu ici chercher un écho, un écho à mon ego, un autre écho, avec un K et un O, comme un écho de mon propre chaos, aussi. AUSSI.
Je suis venu cherche mon autre, en France il n’avait plus d’écho. Je voulais vérifier mon individuniversalité. Ce fut fait à peine douze heures après mon atterrissage.
J'avais réservé trois nuits à mon arrivée dans un hôtel du centre-ville. Enfin plus exactement, Simone, la meilleure amie de ma cousine Françoise, installée depuis longtemps au Brésil, m'avait réservé une chambre; elle était censée faire un peu plus, mais à part deux invitations il n'en fut rien. Le taxi me dépose, je laisse mes valises et prends une douche, puis je ressors faire à proprement parler le tour du pâté de maison. Au premier angle sur l'avenue je repère une belle terrasse de café. Je poursuis mon carré, et ne voyant rien de plus alléchant je me pose à cette première terrasse repérée. Je commande une bière en m'aidant du manuel de portugais, j'en bois une gorgée, et j'entends arriver un groupe criant et chantant, que des femmes, une dizaine. Elles célèbrent la victoire du Brésil pour leur premier match de la Copa do Mundo. Je vois ma chance poindre, je me sers les pouces comme disais ma grand-mère, le groupe hésite, puis décide de s'asseoir à cette même terrasse.
Déjà je me trouve chanceux, je les épie, toutes ne sont pas belles mais quelques-unes le sont. Je dois me faire un film, j'ai l'impression qu'elles m'observent. Je n'ose plus regarder dans leur direction, mais quand mon regard se reporte sur elles une me fait signe, du style "Santé" en levant son verre. Je lève le mien, très timidement. Mais elle insiste, et de la main me fait signe de les rejoindre. J'hallucine, je me pince, je viens à peine d'atterrir ! Je fais un rapide point pour conclure que je ne dois ni hésiter ni réfléchir, j'y vais.
Je révise dans le livre : "Eu disculpe, nao falou Portugese, eu sou Frances". Je m'approche vers elles, et leur baragouine cette phrase, qui les fait toutes rire. L'une d'elles me répond "Assieds-toi". En français. Je me repince. Je m'assois, la discussion démarre sans détours. Lorsqu'elles apprennent que je débarque juste, elles décident de me garder en primeur pour mes premières heures brésiliennes. Deux d'entre elles sont mariées à des français, d'où la langue et mon intégration fulgurante. Au bout d'un moment, elles m'expliquent qu'elles vont toutes chez l'une d'elles passer la soirée, et qu'elles m'invitent. Je suis gêné, je n'ose accepter tout de suite.
Alice me tend alors son portable, je comprends que c'est son mari français: "Salut moi c'est David, comment t'appelles-tu ? Tu viens juste d'arriver ? D'où es-tu ? De Nevers ? Tu connais le Pub ? Moi je suis de Vichy, je viens souvent faire la fête à Nevers. Ecoutes, laisses-toi emmener par ma femme, je te retrouve ce soir à la maison, enchanté de te rencontrer !" Je me re-repince. Arrivé dans leur joli appartement, les filles m'offrent rhum et pétard, sous mes yeux trône un 33 tours, "Construçao" de Chico Buarque, l'un de mes préférés... David arrive, nous tombons immédiatement en amitié. Le soir même ils décident que je ne dois plus rester à l'hôtel pour économiser mes sous. J'y dors cette première nuit, et le lendemain j'emménage chez David et Alice, où je resterai un mois.
Brésil. C’est l’Amérique, mais la Latine ! hémisphère Sud, hémisphère droit, la tête à l’envers, j’observe. La lune est couchée dans son hamac.
Je suis venu ici chercher un écho, un écho à mon ego, un autre écho, avec un K et un O, comme un écho de mon propre chaos, aussi. AUSSI.
Je suis venu cherche mon autre, en France il n’avait plus d’écho. Je voulais vérifier mon individuniversalité. Ce fut fait à peine douze heures après mon atterrissage.
J'avais réservé trois nuits à mon arrivée dans un hôtel du centre-ville. Enfin plus exactement, Simone, la meilleure amie de ma cousine Françoise, installée depuis longtemps au Brésil, m'avait réservé une chambre; elle était censée faire un peu plus, mais à part deux invitations il n'en fut rien. Le taxi me dépose, je laisse mes valises et prends une douche, puis je ressors faire à proprement parler le tour du pâté de maison. Au premier angle sur l'avenue je repère une belle terrasse de café. Je poursuis mon carré, et ne voyant rien de plus alléchant je me pose à cette première terrasse repérée. Je commande une bière en m'aidant du manuel de portugais, j'en bois une gorgée, et j'entends arriver un groupe criant et chantant, que des femmes, une dizaine. Elles célèbrent la victoire du Brésil pour leur premier match de la Copa do Mundo. Je vois ma chance poindre, je me sers les pouces comme disais ma grand-mère, le groupe hésite, puis décide de s'asseoir à cette même terrasse.
Déjà je me trouve chanceux, je les épie, toutes ne sont pas belles mais quelques-unes le sont. Je dois me faire un film, j'ai l'impression qu'elles m'observent. Je n'ose plus regarder dans leur direction, mais quand mon regard se reporte sur elles une me fait signe, du style "Santé" en levant son verre. Je lève le mien, très timidement. Mais elle insiste, et de la main me fait signe de les rejoindre. J'hallucine, je me pince, je viens à peine d'atterrir ! Je fais un rapide point pour conclure que je ne dois ni hésiter ni réfléchir, j'y vais.
Je révise dans le livre : "Eu disculpe, nao falou Portugese, eu sou Frances". Je m'approche vers elles, et leur baragouine cette phrase, qui les fait toutes rire. L'une d'elles me répond "Assieds-toi". En français. Je me repince. Je m'assois, la discussion démarre sans détours. Lorsqu'elles apprennent que je débarque juste, elles décident de me garder en primeur pour mes premières heures brésiliennes. Deux d'entre elles sont mariées à des français, d'où la langue et mon intégration fulgurante. Au bout d'un moment, elles m'expliquent qu'elles vont toutes chez l'une d'elles passer la soirée, et qu'elles m'invitent. Je suis gêné, je n'ose accepter tout de suite.
Alice me tend alors son portable, je comprends que c'est son mari français: "Salut moi c'est David, comment t'appelles-tu ? Tu viens juste d'arriver ? D'où es-tu ? De Nevers ? Tu connais le Pub ? Moi je suis de Vichy, je viens souvent faire la fête à Nevers. Ecoutes, laisses-toi emmener par ma femme, je te retrouve ce soir à la maison, enchanté de te rencontrer !" Je me re-repince. Arrivé dans leur joli appartement, les filles m'offrent rhum et pétard, sous mes yeux trône un 33 tours, "Construçao" de Chico Buarque, l'un de mes préférés... David arrive, nous tombons immédiatement en amitié. Le soir même ils décident que je ne dois plus rester à l'hôtel pour économiser mes sous. J'y dors cette première nuit, et le lendemain j'emménage chez David et Alice, où je resterai un mois.
Collage do Brasil, le Martinet Migrateur, juillet 1998.
Chez David et Alice il y avait aussi Walter, un brésilien d'Amazonie, un indien au prénom allemand. Il tomba comme en amour avec moi après que nous ayons longuement discuté. Je crois que ce n'est qu'à la deuxième nuit passée côte à côte, lui allongé par terre et moi sur le canapé, qu'il finit par comprendre que nous ne coucherions pas ensemble. De nos discussions il me laissa ce poème :
"Minha palavra / ma parole (mon mot).
Quero escrever come letras de fogo / je veux écrire en lettres de feu,
A palavra objectiva e exarregadia / la parole objective et débridée,
Quero gravar com a froça do coraçao / je veux écrire avec la force de mon coeur,
Profundo nos paredes do mundo / profondément sur tous les murs du monde,
A palavra / la parole :
Açao / Action.
E no ato de reagir / Et dans l'acte de réagir,
Criarei infinitas açoes / je créerai des actions infinies,
No circlo perpétuo do movimento eterno / dans le cercle perpétuel du mouvement éternel,
Na vibraçao da minha palavra / dans la vibration de ma parole,
Estara vivo o germem da alegria / il y aura vivant le germe de la joie.
Agir, agir / agir, agir.
Mesmo na fuga / même dans la fuite,
Pois tudas as portas tem dois sentidos / puisque toute porte a deux sens.
Ir e ficar ao mesmo tempo / aller et venir en même temps,
E o segredo da minha palavra / c'est le secret de ma parole."
Je quittais l'hospitalité de David et Alice et m'installais dans une chambre chez l'habitant dans le quartier de Pompeia. L'habitant était une habitante et s'appelait Dona Carmelia. Elle louait une dizaine de chambres de sa villa grillagée. Impossible de savoir qui était de la famille ou des locataires. Imbrications, intrications, intrigues et tracas. Joie de vivre, aussi, parfois. Dona Carmelia était une vieille femme, petite, ridée et charmante, qui te regardait d’en bas de derrière ses grosses lunettes sales. Veuve d’un diplomate influent des années de dictatures, elle survivait confortablement entourée de trois ou quatre générations aimantes. L’une de ses filles avait une agence de photo de mode installée dans la maison.
***************************************************
Juin 98. Jeune fils de paysans du Vieux Monde, je vais à la rencontre du Nouveau, je me catapulte par dessus l'Atlantique, en bon Martinet j'entame ma migration, je bouleverse mon espace et mon temps pour aller voir là-bas si j'y suis. Huit heures pour traverser l'océan, ce n'est rien par rapport aux douze heures du survol de l'Amazonie.
Au bout du vol, l'oiseau se pose sur un plateau : Sao Paolo !
Perchée depuis des siècles, elle en épouse toutes les formes et se répand en galopant, le taxi dévale les pentes, escalade les côtes, comme à San Francisco.
Sous les fumées, la ville vit sa vie de ville, mouvement perpétuel presque naturel.
Elle bat d'un coeur prodigieux, hein Claude ? Partout je pense à "Bidonville".
Là-bas, tout prêt derrière l’horizon, l’océan tape sur les pieds du plateau, mais personne ne l'entend, personne n'écoute plus l'Atlantique.
Les tôles des favellas tremblent, mais la ville n’entend pas. La ville croit que la nuit n’existe pas.
Dans les rues, sur les routes, la tête penchée par la fenêtre de l’auto, je me demande : « Que sont tous ces rubans noirs flottant au vent accrochés à de petites croix de bois ? » … inquiétant cimetière aérien d’algues marines partout pendues aux inextricables noeuds de fils électriques. Ce sont les enfants, les enfants du Brésil. Tous les jours c’est leur jeu préféré : le cerf-volant dans les fils électriques. Il en meurt, parfois.
Mixture ancienne, incroyable mariage, métissage extraordinaire de couleurs, de sons et de goûts.
Les buildings, les 4x4, vitres noires, les carrefours verts et jaunes, les cahutes de toutes les autres couleurs, les échoppes, les snacks ouvriers, la bière est fade et glacée, le poulet frit, le jus d'ananas, la farine de manioc, les camions, les autos, les klaxons (musique du parrain), les drapeaux partout pour le foot, a Copa do Mundo, et Dieu partout, Graças a deus, deus dirige, santa maria, madre deus.
Ici le capital fatal peut s'épanouir en paix. Les pales claquent, pour s'élever au-dessus des fumées les hélicos font leur ballet. Les maîtres décollent du haut de leurs buildings, ça fait danser les fumées et sortir les souris la nuit.
En-dessous la ville éclate comme un fruit mûr, caviar et pourritures, elle déborde, elle débloque, elle explose, elle exploite, elle pète, elle pue, elle rote.
Il y a longtemps déjà qu'ici les révoltes logiques ont été massacrées. Mitraillette, la main est trop petite pour toucher la gâchette.
Les rues déglinguées grimpent à pic puis dégringolent.
Le taxi s'y perd, la ville grandit trop vite, expansion tropicale.
Là-bas, plus loin, j’entends un air, une musique, une voix, une femme. Elle commence à chanter, mélodie, rythme, harmonie, je sens sa chaleur et mon cœur recommence à battre doucement, là, à gauche, derrière mes côtes, entre mes deux tropiques, juste sous l’équateur.
********************************************************
Parmi les locataires de Dona Carmelia, il y avait un vieux policier à la retraite. Lors d'un repas, nous discutions des violences urbaines, ils m'enjoignaient de faire attention, de ne pas prendre le bus que je prenais tous les jours. Il m'expliqua qu'à son époque, il leur suffisait de descendre une nuit dans la favella, de balancer quelques enfants par les fenêtres pour avoir le calme quelques mois. Dans un silence glacial je dis que tuer des enfants ne me paraissait pas être une solution viable à la violence.
Heureusement, il y avait un autre locataire, charmant vieux monsieur toujours souriant, dont je garde encore précieusement en mémoire le salut matinal : "Tudo azul !", "Tout est bleu" en guise de bonjour.
Ce grand catapultage a aussi été la découverte de mon pays, de ma région natale, par le manque ressenti. Il n'y a que deux saisons au Brésil, peu marquées, et le souvenir de mes quatre saisons fut un des premiers appels au retour. Avec le camembert.
Pourtant j'étais prêt à y refaire ma vie, David et Alice m'y encourageaient, Dona Carmelia aussi, qui disait "Eu sou tua mais grande fan". J'ai fait des petits boulots, j'allais même obtenir un contrat à durée déterminée, et mon visa touristique était expiré quand je pris la décision de partir.
J'y laissai là-encore, là-aussi, une jolie fiancée, Celina.
Pour rester il aurait fallu que j'ai une ambition matérielle, que j'ai envie de profiter des avantages de ce pays en friche, que je sois prêt à faire du business bien commercial avec des partenaires drogués au fric, racistes et sans égards pour la pauvreté autour de leurs 4x4.
L'un des paradoxes les plus choquants de ce pays-paradoxe est ce racisme culturel, ancré chez les blancs, accepté chez les noirs, un racisme tellement bête qu'il se porte même sur les nuances de couleurs entre métis, là où je le rêvais en paradis du métissage.Dona Carmelia, avec sa fille et ses petits enfants. Marcello, je ne suis plus sûr de son nom. Un peu Kaïra, je les faisais hurler de rire au début quand je disais "Sim" en prononçant le "m", alors que comme le "l" il ne se prononce pas. J'ai cru mourir avec lui en voiture, sur la route vers la plage et le port de Santos, et je lui en ai voulu.
"Minha palavra / ma parole (mon mot).
Quero escrever come letras de fogo / je veux écrire en lettres de feu,
A palavra objectiva e exarregadia / la parole objective et débridée,
Quero gravar com a froça do coraçao / je veux écrire avec la force de mon coeur,
Profundo nos paredes do mundo / profondément sur tous les murs du monde,
A palavra / la parole :
Açao / Action.
E no ato de reagir / Et dans l'acte de réagir,
Criarei infinitas açoes / je créerai des actions infinies,
No circlo perpétuo do movimento eterno / dans le cercle perpétuel du mouvement éternel,
Na vibraçao da minha palavra / dans la vibration de ma parole,
Estara vivo o germem da alegria / il y aura vivant le germe de la joie.
Agir, agir / agir, agir.
Mesmo na fuga / même dans la fuite,
Pois tudas as portas tem dois sentidos / puisque toute porte a deux sens.
Ir e ficar ao mesmo tempo / aller et venir en même temps,
E o segredo da minha palavra / c'est le secret de ma parole."
Je quittais l'hospitalité de David et Alice et m'installais dans une chambre chez l'habitant dans le quartier de Pompeia. L'habitant était une habitante et s'appelait Dona Carmelia. Elle louait une dizaine de chambres de sa villa grillagée. Impossible de savoir qui était de la famille ou des locataires. Imbrications, intrications, intrigues et tracas. Joie de vivre, aussi, parfois. Dona Carmelia était une vieille femme, petite, ridée et charmante, qui te regardait d’en bas de derrière ses grosses lunettes sales. Veuve d’un diplomate influent des années de dictatures, elle survivait confortablement entourée de trois ou quatre générations aimantes. L’une de ses filles avait une agence de photo de mode installée dans la maison.
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Juin 98. Jeune fils de paysans du Vieux Monde, je vais à la rencontre du Nouveau, je me catapulte par dessus l'Atlantique, en bon Martinet j'entame ma migration, je bouleverse mon espace et mon temps pour aller voir là-bas si j'y suis. Huit heures pour traverser l'océan, ce n'est rien par rapport aux douze heures du survol de l'Amazonie.
Au bout du vol, l'oiseau se pose sur un plateau : Sao Paolo !
Perchée depuis des siècles, elle en épouse toutes les formes et se répand en galopant, le taxi dévale les pentes, escalade les côtes, comme à San Francisco.
Sous les fumées, la ville vit sa vie de ville, mouvement perpétuel presque naturel.
Elle bat d'un coeur prodigieux, hein Claude ? Partout je pense à "Bidonville".
Là-bas, tout prêt derrière l’horizon, l’océan tape sur les pieds du plateau, mais personne ne l'entend, personne n'écoute plus l'Atlantique.
Les tôles des favellas tremblent, mais la ville n’entend pas. La ville croit que la nuit n’existe pas.
Dans les rues, sur les routes, la tête penchée par la fenêtre de l’auto, je me demande : « Que sont tous ces rubans noirs flottant au vent accrochés à de petites croix de bois ? » … inquiétant cimetière aérien d’algues marines partout pendues aux inextricables noeuds de fils électriques. Ce sont les enfants, les enfants du Brésil. Tous les jours c’est leur jeu préféré : le cerf-volant dans les fils électriques. Il en meurt, parfois.
Mixture ancienne, incroyable mariage, métissage extraordinaire de couleurs, de sons et de goûts.
Les buildings, les 4x4, vitres noires, les carrefours verts et jaunes, les cahutes de toutes les autres couleurs, les échoppes, les snacks ouvriers, la bière est fade et glacée, le poulet frit, le jus d'ananas, la farine de manioc, les camions, les autos, les klaxons (musique du parrain), les drapeaux partout pour le foot, a Copa do Mundo, et Dieu partout, Graças a deus, deus dirige, santa maria, madre deus.
Ici le capital fatal peut s'épanouir en paix. Les pales claquent, pour s'élever au-dessus des fumées les hélicos font leur ballet. Les maîtres décollent du haut de leurs buildings, ça fait danser les fumées et sortir les souris la nuit.
En-dessous la ville éclate comme un fruit mûr, caviar et pourritures, elle déborde, elle débloque, elle explose, elle exploite, elle pète, elle pue, elle rote.
Il y a longtemps déjà qu'ici les révoltes logiques ont été massacrées. Mitraillette, la main est trop petite pour toucher la gâchette.
Les rues déglinguées grimpent à pic puis dégringolent.
Le taxi s'y perd, la ville grandit trop vite, expansion tropicale.
Là-bas, plus loin, j’entends un air, une musique, une voix, une femme. Elle commence à chanter, mélodie, rythme, harmonie, je sens sa chaleur et mon cœur recommence à battre doucement, là, à gauche, derrière mes côtes, entre mes deux tropiques, juste sous l’équateur.
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Parmi les locataires de Dona Carmelia, il y avait un vieux policier à la retraite. Lors d'un repas, nous discutions des violences urbaines, ils m'enjoignaient de faire attention, de ne pas prendre le bus que je prenais tous les jours. Il m'expliqua qu'à son époque, il leur suffisait de descendre une nuit dans la favella, de balancer quelques enfants par les fenêtres pour avoir le calme quelques mois. Dans un silence glacial je dis que tuer des enfants ne me paraissait pas être une solution viable à la violence.
Heureusement, il y avait un autre locataire, charmant vieux monsieur toujours souriant, dont je garde encore précieusement en mémoire le salut matinal : "Tudo azul !", "Tout est bleu" en guise de bonjour.
- « Si todo mundo sambasse, seria tao facil viver ! »
- "Jà Sambou ?"
Ce grand catapultage a aussi été la découverte de mon pays, de ma région natale, par le manque ressenti. Il n'y a que deux saisons au Brésil, peu marquées, et le souvenir de mes quatre saisons fut un des premiers appels au retour. Avec le camembert.
Pourtant j'étais prêt à y refaire ma vie, David et Alice m'y encourageaient, Dona Carmelia aussi, qui disait "Eu sou tua mais grande fan". J'ai fait des petits boulots, j'allais même obtenir un contrat à durée déterminée, et mon visa touristique était expiré quand je pris la décision de partir.
J'y laissai là-encore, là-aussi, une jolie fiancée, Celina.
Pour rester il aurait fallu que j'ai une ambition matérielle, que j'ai envie de profiter des avantages de ce pays en friche, que je sois prêt à faire du business bien commercial avec des partenaires drogués au fric, racistes et sans égards pour la pauvreté autour de leurs 4x4.
L'un des paradoxes les plus choquants de ce pays-paradoxe est ce racisme culturel, ancré chez les blancs, accepté chez les noirs, un racisme tellement bête qu'il se porte même sur les nuances de couleurs entre métis, là où je le rêvais en paradis du métissage.Dona Carmelia, avec sa fille et ses petits enfants. Marcello, je ne suis plus sûr de son nom. Un peu Kaïra, je les faisais hurler de rire au début quand je disais "Sim" en prononçant le "m", alors que comme le "l" il ne se prononce pas. J'ai cru mourir avec lui en voiture, sur la route vers la plage et le port de Santos, et je lui en ai voulu.
Dieu était présent dans chaque parole de Dona Carmelia. De sa voix traînante, à l'Antillaise car elle semblait un peu métisse, elle disait à tout bout de champ : "Si Deus quiser", ou "So Deus sabe", "Gracas a deus" prononcer "Si Deu quisé" et "So Deu sabi". A l'entendre je comprenais l'Afrique dans le Brésil.
Coïncidences. La cohérence de la coïncidence. David Magot, prononcer "Davi Magou", était assez porté sur la cartomancie, et justement quelques années auparavant il avait tiré les cartes à Simone, l'amie de Paraty, qui en était restée très chamboulée. Il lui avait prédit une séparation d'avec son compagnon d'alors, haut-fonctionnaire à la Banque Mondiale, qui se révéla être un puissant manipulateur narcissique.
Simone donc, l'amie de Françoise, m'invita deux fois : la première avec David dans sa villa de Sao Paolo, et le deuxième fois dans sa maison de campagne à Paraty, petit paradis, où elle s'était fait construire une maison en bois au bord de mer, les pieds dans la baie. Arrivant le soir nous partîmes nous baigner sous les étoiles, face au village, on distinguait à peine la villa qui épousait la pente de la colline sur trois niveaux. Simone avait une barque avec moteur et le pêcheur qui va avec. Le lendemain nous sommes allés nous perdre entre les îles, langoustes et caïpirinha, une certaine idée du bonheur...
Sur la route pour Paraty nous nous étions arrêtés à Boïcucanga, dont le nom et la beauté sauvage m'avaient profondément marqué. Quelques mois après mon retour en France, invité à une fête à Montreuil, je rencontrai une jolie belge, qui me dit avoir un oncle au Brésil. "Où ça ?" je demande. "Oh tu ne connaîtrais pas, c'est un tout petit village entre Sao Paolo et Paraty" qu'elle répond. "Il y a une plage traversée par un cours d'eau qui file à la mer ?" que je lui fais. "Oui..." Et là je prononçais le mot magique : "Boïcucanga !" Elle en était restée choquée, comme deux ronds de flan. Moi à peine étonné, presque habitué aux coïncidences.
Je suis parti avec une plume d'aigle offerte par la fille de Dona Carmelia à l'aéroport, cadeau censé me donner force et courage, avec le ferme espoir-promesse d'y retourner un jour. Celina m'avait dit de revenir, même avec un enfant si je devenais père entre-temps, mais sans la mère, avait-elle précisé.
Celina, qui s'était occupé de soigner mes pieds mal en point, en me disant : "Quoi qui t'arrive, où que tu ailles, palais ou prison, ce sont tes pieds qui t'y mèneront". Et en conclusion : "Cuida to teus pes", occupes-toi de tes pieds...
Je l'avais rencontré un soir, à un arrêt de bus. Pas n'importe quel soir, c"était la finale France-Brésil, et j'avais été invité chez de riches amis de David, tous Brésiliens. Au fur et à mesure du match, l'ambiance au début très chaleureuse s'était détériorée, et l'immense buffet était resté presque intact. A la fin du match ma présence n'était plus souhaitée. Je suis parti, et je devais prendre le bus pour aller du centre-ville au quartier Pompéia. Je l'ai tout de suite remarquée, elle avait un air fier et rebelle, un magnifique port de tête, et je devinais une puissante poitrine... Lorsqu'elle prît le même bus que moi, je passais à l'attaque, lui demandant si je pouvais m'assoir à ses côtés. Elle accepta, me demandant quel était mon accent. A la réponse, en ce soir de défaite historique, elle éclata de rire... Mais elle me conseilla de ne pas parler fort, il ne faisait vraiment pas bon être français ce soir-là, sauf pour Celina qui au contraire trouvait la coïncidence charmante. C'est elle la première qui me certifia que la France avait acheté le match. Ronaldo avait été déclaré malade la veille, incertain pour le match qu'il avait quand même joué je crois, mais plus que tout la preuve du trucage pour les Brésiliens était qu'ils n'avaient jamais vu leur équipe ne pas courir après chaque ballon ce soir-là, contrairement à leur habitude de "comer a bola", "manger le ballon".
Coïncidences. La cohérence de la coïncidence. David Magot, prononcer "Davi Magou", était assez porté sur la cartomancie, et justement quelques années auparavant il avait tiré les cartes à Simone, l'amie de Paraty, qui en était restée très chamboulée. Il lui avait prédit une séparation d'avec son compagnon d'alors, haut-fonctionnaire à la Banque Mondiale, qui se révéla être un puissant manipulateur narcissique.
Simone donc, l'amie de Françoise, m'invita deux fois : la première avec David dans sa villa de Sao Paolo, et le deuxième fois dans sa maison de campagne à Paraty, petit paradis, où elle s'était fait construire une maison en bois au bord de mer, les pieds dans la baie. Arrivant le soir nous partîmes nous baigner sous les étoiles, face au village, on distinguait à peine la villa qui épousait la pente de la colline sur trois niveaux. Simone avait une barque avec moteur et le pêcheur qui va avec. Le lendemain nous sommes allés nous perdre entre les îles, langoustes et caïpirinha, une certaine idée du bonheur...
Sur la route pour Paraty nous nous étions arrêtés à Boïcucanga, dont le nom et la beauté sauvage m'avaient profondément marqué. Quelques mois après mon retour en France, invité à une fête à Montreuil, je rencontrai une jolie belge, qui me dit avoir un oncle au Brésil. "Où ça ?" je demande. "Oh tu ne connaîtrais pas, c'est un tout petit village entre Sao Paolo et Paraty" qu'elle répond. "Il y a une plage traversée par un cours d'eau qui file à la mer ?" que je lui fais. "Oui..." Et là je prononçais le mot magique : "Boïcucanga !" Elle en était restée choquée, comme deux ronds de flan. Moi à peine étonné, presque habitué aux coïncidences.
Je suis parti avec une plume d'aigle offerte par la fille de Dona Carmelia à l'aéroport, cadeau censé me donner force et courage, avec le ferme espoir-promesse d'y retourner un jour. Celina m'avait dit de revenir, même avec un enfant si je devenais père entre-temps, mais sans la mère, avait-elle précisé.
Celina, qui s'était occupé de soigner mes pieds mal en point, en me disant : "Quoi qui t'arrive, où que tu ailles, palais ou prison, ce sont tes pieds qui t'y mèneront". Et en conclusion : "Cuida to teus pes", occupes-toi de tes pieds...
Je l'avais rencontré un soir, à un arrêt de bus. Pas n'importe quel soir, c"était la finale France-Brésil, et j'avais été invité chez de riches amis de David, tous Brésiliens. Au fur et à mesure du match, l'ambiance au début très chaleureuse s'était détériorée, et l'immense buffet était resté presque intact. A la fin du match ma présence n'était plus souhaitée. Je suis parti, et je devais prendre le bus pour aller du centre-ville au quartier Pompéia. Je l'ai tout de suite remarquée, elle avait un air fier et rebelle, un magnifique port de tête, et je devinais une puissante poitrine... Lorsqu'elle prît le même bus que moi, je passais à l'attaque, lui demandant si je pouvais m'assoir à ses côtés. Elle accepta, me demandant quel était mon accent. A la réponse, en ce soir de défaite historique, elle éclata de rire... Mais elle me conseilla de ne pas parler fort, il ne faisait vraiment pas bon être français ce soir-là, sauf pour Celina qui au contraire trouvait la coïncidence charmante. C'est elle la première qui me certifia que la France avait acheté le match. Ronaldo avait été déclaré malade la veille, incertain pour le match qu'il avait quand même joué je crois, mais plus que tout la preuve du trucage pour les Brésiliens était qu'ils n'avaient jamais vu leur équipe ne pas courir après chaque ballon ce soir-là, contrairement à leur habitude de "comer a bola", "manger le ballon".
Les Brésilien(nes) ont tout de suite perçu mon côté Don Quichotte, ils me trouvaient d'ailleurs quelque chose de noble, et me donnaient du "Monsieur". David m'avait prédit que mon implantation se passerait bien, car j'étais comme un arbre qui voyageait avec ses racines déjà formées.
Je me suis toujours promis d'y retourner, sans doute avec Maceo qui est intéressé. Celina m'avait dit que je serai toujours le bienvenu, y compris avec enfant, mais sans femme.
Il faudra que j'y retourne, à Sao Pa, à Rio bien sûr que je n'ai pas connue, et surtout à Bahia.
Si eu dizei a meus amigos brasileiros que estou sozinho hoje por meus 44 anos...
Ce grand catapultage a confirmé mon attirance naturelle vers l'Ouest, l'Atlantique. Je rechigne toujours à me déplacer vers l'Est, même si je reste charmé par les noms des destinations rêvées tous azimuts que j'égrène aux quatre horizons : Valparaiso, Caracas, Samarcande, Syracuse, Salvador de Bahia, Tachkent, Vladivostok, Oulan-Bator, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Palerme, Ispahan, Papeete, Lahore, Lhassa, Yalta, Odessa, Capri, Santiago...
Brésilons, chinons, voyageons, comme des cinglés, cinglons !
Tous droits réservés.
Je me suis toujours promis d'y retourner, sans doute avec Maceo qui est intéressé. Celina m'avait dit que je serai toujours le bienvenu, y compris avec enfant, mais sans femme.
Il faudra que j'y retourne, à Sao Pa, à Rio bien sûr que je n'ai pas connue, et surtout à Bahia.
Si eu dizei a meus amigos brasileiros que estou sozinho hoje por meus 44 anos...
Ce grand catapultage a confirmé mon attirance naturelle vers l'Ouest, l'Atlantique. Je rechigne toujours à me déplacer vers l'Est, même si je reste charmé par les noms des destinations rêvées tous azimuts que j'égrène aux quatre horizons : Valparaiso, Caracas, Samarcande, Syracuse, Salvador de Bahia, Tachkent, Vladivostok, Oulan-Bator, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Palerme, Ispahan, Papeete, Lahore, Lhassa, Yalta, Odessa, Capri, Santiago...
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